University de Tokyo. Ça me faisait une occasion de sortir de la ville, et de voyager un peu. Les seuls types que je connaisse qui ont jamais quitté Stockton sont partis avec l'armée ou la
Navy. Moi, l'armée, non merci. Le vert ne me va pas du tout. Grâce à Dieu, il n'y avait pas de guerre à ce moment-là. Pas fâché d'y avoir échappé. Je ne suis pas exactement un objecteur de conscience. J'appartiendrais plutôt à la catégorie dite des chicken (trouillard). Je ne veux pas qu'on me tire dessus, et je ne tiens pas spécialement à tirer sur les autres non plus. Si je devais tirer sur quelqu'un, je préférerais être à bord d'une voiture en marche. Ce n'est pas trop la tendance à la guerre, so forget it !
La
boxe c'est très différent du combat de rue. Le combat de rue me
terrorise. A la boxe, primo, personne ne va te sortir un couteau ou un pétard
du coffre, du moins tu l'espères. Et deuxio, si vraiment tu en as pris
plein la tête, tu te contentes de faire le mort au sol, ou tu lèves
les bras et basta. En combat de rue, plus tu as le dessous, plus tu te
prends de gnons. La boxe, c'est relativement doux comparé à ce qui se
passait dans mon quartier. Sinon, j'adore le surf. C'est tordant et bon
pour la forme. Ça ne revient pas cher. Avec ta combinaison et ta
planche tu es paré. J'adore être peinard le cul sur le sable. A peine
rentré de tournée, je fonce surfer.
Mon
seul vice, c'est les femmes. Je ne crois pas personnellement que ce soit
un vice mais certaines d'entre elles le pensent. Je cours les filles
parce que je les aime, je veux les choyer. J'ai horreur de les voir
seules. Une
femme ne devrait jamais être seule. Pas tant que je suis dans le coin.
C'est la seule chose à laquelle j'aime jouer en dehors de ma guitare.
Elles sont formidables, elles prennent soin de moi. Si tu es malade, et
tout seul, essaie d'appeler un de tes potes : tu peux toujours te
brosser pour qu'il vienne te voir. Mais le moindre petit rhume, et les
femmes, elles accourent et te font une bonne soupe. Dieu a été bon
pour nous, il nous a donné les femmes. J'aime beaucoup quand maman
vient me rendre visite. Avec elle, quand je rentre à la maison, le
frigo est toujours plein comme par enchantement, et la machine à laver
se vide toute seule, c'est magique. J'ai fait toutes sortes de jobs. J'ai chargé des sacs sur les bateaux, j'ai peint des maisons, refait des toitures, des trucs occasionnels, juste pour un jour. Le pire boulot que tu puisses trouver c'est arracher les mauvaises herbes. On me donnait 15 dollars par jour. Ça ne se refuse pas quand tu es dans la merde. J'ai aussi travaillé au funeral home (maison mortuaire,
ndt) chez B.C. Wallis & Sons. Je passais mes nuits là-bas et la journée, j'assurais les visites des gens venus voir les corps. « Qui voulez-vous voir ? - Nous venons visiter Mr Morales. - Bien. Suivez-moi jusqu'à la chambre de repos A. » Je restais à la porte, tandis qu'eux regardaient leur mort. Ce n'était pas un mauvais boulot. Juste une heure de bourre par jour.
Le reste du temps j'étais libre jusqu'au soir après 11 heures. Là, il fallait monter la garde, on appelait ça « firewatch ». Il s'agissait de veiller sur les cadavres, pas qu'on vienne les piller. On était 3 ou 4 farfelus à rester quelques nuits par semaine. Ça payait bien et j'avais une chambre. Très bien décorée, avec du joli papier peint rayé : on avait essayé de lui donner un aspect joyeux et moderne, alors que tout le reste du bâtiment datait de 1890 ! L'ennui, c'est que même si la chambre était relativement gaie, y vivre s'avérait totalement déprimant. Tu sentais les cadavres depuis le couloir. Ça n'a pas duré pour moi car je ne pouvais recevoir personne. Chaque fois que j'invitais une fille, que je me garais devant la porte, c'était : « Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Où sommes-nous ? Je veux sortir d'ici !!! » J'ai tenu une semaine. J'avais 19 ans. Une fois j'ai emprunté - en quelque sorte - le camion d'un type qui avait quitté la ville et qui l'avait laissé là. J'ai conduit le bahut jusqu'à Santa Cruz, au bord de l'océan. J'avais mis une bâche sur le plateau, un matelas et c'est là que je vivais. Je traînais sur la plage, j'allais me baigner tous les jours. Avec mes économies, j'avais acheté une réserve de boîtes de conserves, que je planquais sous le siège avant. Je passais vraiment mon temps à nager et à manger. Je faisais ma toilette à la douche du parc. Le soir j'allais sur la promenade du bord de mer. Je regardais les gens. Je devais avoir 17, 18 ans alors.
Tous mes copains habitaient chez leurs parents, ils étaient au lycée.
Ils m'enviaient parce que je vivais seul dans mon camion. Leurs parents me détestaient, ils voulaient absolument qu'ils m'évitent.
lls leur disaient : « Laissez tomber cette épave ! » Mais eux pensaient que c'était génial : « Tu vis dans ton camion ! Super ! Tu peux faire tout ce que tu veux, tu es libre.
- Ouais, je suis libre. Tu m'invites à bouffer ce soir ? Je pourrais pas dormir dans ton garage aussi ?
"Mes parents n'étaient pas au courant. Ils avaient économisé jusqu'au dernier centime et étaient partis en Europe, pour un mois. D'ordinaire, lorsque des parents vont en Europe, c'est en 1re classe et très bien organisé. Eux avaient mis leurs habits dans des poches, et dormaient dans des auberges de jeunesse. Ils se déplaçaient en bus. Il étaient vraiment pauvres. Mon père conduisait des chariots élévateurs, ma mère ne travaillait pas, et ils savaient que s'ils attendaient de pouvoir se payer le voyage grand luxe, ils ne partiraient jamais. En fait, ils sont restés 3
mois.
Je collectionne les vieilles radios, les épingles à cravate et les disques. Les disques c'est juste pour les écouter, je ne suis pas un maniaque du
vinyl, je n'y prends par grand soin. Je les raye, je les balance par
terre. Les épingles à cravate, c'est parce qu'elles sont bon marché et que ça brille. Je les trimbale partout. Ma collection de radios, je l'ai commencée à Stockton. Quand je voyais tous ces postes dans les
junkstores, je me disais qu'il leur fallait un papa. Je n'achète que des radios qui marchent. Je n'aime pas acheter des trucs qu'il faut réparer, même s'ils ont de la gueule.
J'ai une Chevy Nova de 64. C'est robuste, rapide - même si tous mes amis disent que je la conduis comme leur grand-père
- je peux y mettre 5 personnes et boucler ma guitare dans le
coffre Les flics me foutent la paix parce que ce n'est pas un hot-rod. Ils ne me remarquent même pas et c'est important. Je n'aime pas les caisses que les flics ont à l'oeil. Et puis quand je suis arrêté à un feu, je n'ai pas droit à ces stupides pouces levés, avec l'air de dire : « Super, la bagnole ! » Elle est suffisamment anodine pour qu'on n'y fasse pas gaffe. Si elle tombe en panne, c'est mon bassiste qui la répare. Il a la même. Mais la sienne est de 62. Ça signifie bien sûr que je vaux mieux que lui, car la mienne est plus récente. Mais ça ne l'empêche pas de la réparer. C'est mon grand frère,
Nick, qui m'a initié au country and western. Il jouait tous les vieux Ernest
Tubb, Floyd Tillman, Mac Wiseman et Hank Williams. J'ai appris les chansons en l'écoutant chanter. Mon père, lui, pensait que Fats Domino aurait dû être fait pape. Il passait ses disques et ceux
d'Elvis sans arrêt.
On allait voir tous les films du King. On n'en ratait aucun. C'étaient des navets mais on adorait ça. Je n'écoutais pas beaucoup de pop music. Jamais la radio. Maman m'emmenait dans les junkstores et j'achetais tous les disques que je voulais : ils coûtaient tous entre 5 et 50 cents. Je revenais avec des piles entières, qui contenaient de tout. Grâce à ça, je peux écouter tous les styles de musique car j'achetais vraiment n'importe quoi. J'avais l'impression de pouvoir choisir ce que je voulais entendre et ne pas subir la radio.
Mon premier disque fut probablement « Meet the Beatles ! ». Mes parents m'avaient acheté l'album, et une perruque. Un de ces machins que tu mets sur la tête et qui te donnent l'air d'un retraité. J'étais gamin et,les gamins sont stupides. Je pensais que les gens allaient me prendre pour Ringo
Starr. J'imagine quelqu'un se baladant à Stockton, et tombant sur un gosse de 5 ans avec une perruque qui ressemblait plutôt à un bout carpette posé sur mon crâne. « Regarde, chérie, c'est Ringo
Starr. Je me demande ce qu'il fout ici. »
Mes 10 disques préférés : « Meet the Beatles », « The Elvis Presley Sun Sessions », le soundtrack de « Tenth Victim », un film italien de 1965 avec Mastroianni et Ursula Andress. Un truc très rare mais fabuleux. « The Song of Robbins » de Marty Robbins, ou bien « Gunfighter Ballads ». N'importe quel album de Bing Crosby avec Paul Whiteman. Récemment je recommanderais Amalia Rodrigues, le disque où elle chante « Coimbra ». Je peux écouter cette chanson 20 fois de rang et pleurer à chaque coup. N'importe quel disque de Lefty Frizzell. Floyd Tillman, c'est dur à trouver mais il faut connaître « I Love You So Much It Hurts Me ». Et puis « Walk don't run » ou « Walk don't run 65 » des Ventures. Et enfin, j'adore Carmel. « Mercy » et « I'm not afraid of you ». Elle est merveilleuse.
Tout ceci en supposant bien entendu que l'on a déjà tous les Elvis et les Roy Orbison.
J'ai
eu ma première guitare à l'âge de 14 ans. Je l'avais empruntée à ma girl-friend, une petite chinoise du nom de Carol, qui l'avait piquée à son frère Randy.Un engin en bois, sans mécaniques et qu'il fallait accorder avec des tenailles. Je jouais tout le temps et c'était épouvantable. Je chantais pour elle et elle me suppliait toujours d'arrêter.
Trois ou quatre fois par semaine, je mange japonais ou chinois. C'est pas cher et c'est meillëur pour la santé. Je prends presque toujours du poisson. J'évite les fritures et les steacks. Il n'y a rien de pire que la mauvaise nourriture quand on est sur la route. Je me sens lourd et ça m'épuise.
Ma mère m'achète mes vêtements dans les junkstores. Moi je suis comme la plupart des mecs, j'ai horreur de courir les magasins pour des habits. J'adore porter de beaux costumes mais je déteste les choisir. Maman m'y traîne quelquefois, ou il m'arrive d'être prêt à mourir pour une chemise. Quand je suis à Londres où en France, là, j'aime bien parce que lorsque je rentre chez moi et qu'on me dit : « Quelle belle chemise ! » je peux frimer : « Oui, tu comprends, je l'ai achetée à Paris. »
J'essaie d'écrire beaucoup. Des chansons et une page de mon journal chaque soir. J'y raconte ce que j'ai fait de ma journée, mais la plupart du temps, ce sont des petites histoires ou des poésies. Ou alors des histoires de gangsters. Ou même des trucs porno. Il vaut mieux mettre ça sur un bout de papier que de le garder dans sa tête.
Côté lectures, mon auteur favori est Yukio Mishima. J'ai lu tous ses bouquins. C'est un écrivain extrêmement fort, et même s'il est japonais, son raisonnement est très américain. Très direct, très explicite. Les Américains ne recherchent jamais les nuances. Ce sont les Français qui aiment la subtilité, les degrés dans la demi-teinte et cette facon d'estomper. Les Américains ont toujours préféré les images en noir et blanc. Mishima, lui, excelle dans ces images crues, franches, avec cependant une grande profondeur.
Je place Robert Mitchum
au dessus de tous les acteurs. Puis il y a Robert Ryan et Aldo Ray. Aldo Ray, c'est celui qui jouait toujours les rôles de sergent dans les Marines, avec cette voix enrouée. A la TV, j'adore Jack Lord, c'est Mc
Garran, le flic de Hawai Five 0. Le type même du flic effronté. Le dernier film que j'ai vu, c'était « Angel Heart », avec Mickey
Rourke. On était avec Jean-Baptiste Mondino et Philippe Garnier,
downtown L.A., dans un ciné miteux où les pieds collaient au plancher, le genre d'endroit où les gens viennent pour boire et dormir.J'ai suggéré à Jean-Baptiste et à Philippe de faire un film ensemble, puisque nous avions un acteur, un metteur en scène, et un auteur. Philippe serait le héros, Mondino ferait le script et moi je réaliserais. J'habite
à San Francisco maintenant.J'ai quitté Stockton parce qu'il n'y avait
pas de clubs, pas de travail pour nous. A Stockton, si tu veux entendre
de la musique dans un bar, mets une pièce dans le juke box. Photos et interview
: José RUIZ
San
Francisco, Août 1987 |