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Act
I
Canal Plus, quai André Citroën, l3h45
Sur le papier, ça ressemblait à un bon plan. Enfin, façon de
parler... Mais bref, le genre rencontre personnalisée, voyez...
Rendez-vous avec Chris Isaak en marge de la préparation d'un plateau télé
à la mode (Nulle Part Ailleurs), ça ne se refuse pas. Pensez, voir en
vrai le plateau (vide) des Guignols... avec en prime une interview du
crooner friscoan ! Cool. Flatté d'avance le chroniqueur. Impressionné
même. Plein de gens qui déambulent de tous côtés sans savoir trop ce
qu'ils font ni à quoi ils servent mais avec l'air d'avoir en permanence
Matignon en ligne, ça vous pose une atmosphère. Putain, oui. Sauf que
sur place, une fois passé l'émerveillement initial et légitime du pécore
qui n'a jamais vu une louma de près, ça se complique un poil.
"Oui, on est un peu à la bourre" constate-t-on du côté de
la maison de disques. 'Tu n'as qu'a t'asseoir là et tu regardes le
sound check, hein !? Chris n'en a plus que pour une minute". Ok,
pas de problème. "Eternal love", le groupe mouline bien, Roly
à la basse, Kenney à la batterie, les fidèles et puis un nouveau
guitariste, jeune, sorte de clone de John Turturro mais qui a quand même
du mal à faire oublier Jimmy Wilsey. Plus un type en santiags et
perfecto (bloqué mid-80's le petit père !) qui fait du tambourin. Une
fois, deux fois, trois fois, douze fois, "Eternal love"
commence un peu à fatiguer, un peu éternel quoi. 14h30, ils y sont
toujours, Aïe. Impossible de comprendre ce qui cloche en plus. Le son
semble bon pourtant. L'observateur, se gratte l'occiput et commence à
se dire qu'il va falloir qu'il recule ses autres rendez-vous de l'aprem.
Puis, d'un coup, tout se débloque, les musiciens posent les instruments
et se dirigent vers les loges. Impec', les affaires reprennent. Mais
non, c'est une fausse alerte, après le son, il faut faire l'image et
c'est reparti pour une plombe de "Eternal love". Gros à
parier que c'est la chanson qui va jouer ce soir en direct-live, non ?
Bon, mais l'interview, c'est quand ? Ben déjà pas à Canal parce qu'il
faut rejoindre l'hôtel et pas à l'hôtel parce que Chris y a d'autres
rendez-vous, explique-t-on du côté de la promo. Alors quand bon Dieu
!? "Dans la voiture en allant de Canal à l'hôtel"
avance-t-on le regard ailleurs. Ben tiens, quoi, c'est vrai, pourquoi
pas ! On aurait pu y penser tout seul en plus.
Act II
Renault Espace V6 vert émeraude, quelque part quai de Grenelle,
15h30...
Une
fois grimpé dans le taxi aux côtés de l'ami Chris, on sent tout de
suite que ce n'est pas gagné. Humeur bougonne. L'homme, dans son
costard croisé anthracite, affiche détachement et lassitude, voire même
un vague agacement. Ouille. Premier regard. How
are you ? Good to see you again. Alors là, Chris, tu m'en
bouches un coin. C'est vrai, tu me reconnais depuis la dernière ? Oui,
c'est vrai il m'a reconnu. Un peu de baume au coeur dans un
environnement bien cruel. Je t'aime Chris.Tout d'un coup, malgré la
pluie et le vent, le quai Branly s'illumine, l'interview peut
commencer.
Je
ne tenais pas à faire quelque chose de nouveau ou de différent avec
cet album. Le nouveau, le différent, c'est un truc de journalistes. Ils
crèvent de n'avoir rien de nouveau à se mettre sous la dent... Moi, je
suis musicien, mon travail, c'est de faire de belles mélodies, de
belles chansons. Des trucs uniques. Pas d'inventer la nouveauté tous
les deux ans. Le propos résonne comme une sentence. Lui, le
tendre chanteur à la voix d'or, le voilà tout à coup bien combatif.
Mettons cela sur le compte d'un emploi du temps bien chargé. Mais il
poursuit:
L'évolution, le changement, ce n'est
pas mon fort. Et ce n'est pas l'important pour ce qui me concerne, je
suis juste un musicien. Cela dit, si tu me mets un flingue sur la tempe
et que tu me demandes les différences avec l'album précédent, je
dirais que pour la première fois toutes les chansons d'un album ont été
écrites à propos d'une seule femme. Une femme que j'ai aimé et qui
m'a quittée. C'est un disque fait de larmes et de sang. Le ton
n'est pas dramatique mais, tout à coup, l'atmosphère semble beaucoup
plus lourde. La voiture s'immobilise à un feu rouge, Chris chasse la buée
sur la vitre d'un revers de la main et observe mélancolique un manège
d'enfants au pied de la tour Eiffel.
Le
plus fou, c'est que cet album ne m'a même pas servi de thérapie. Les
chansons parlent de cette rupture inlassablement, et entretiennent la fièvre.
Ecrire une chanson, ce n'est pas comme extraire une balle. Ça ne fait
pas baisser la fièvre.
Isaak se retourne et esquisse un demi
sourire comme pour faire comprendre qu'il apprend à vivre avec. Son
visage ne trahit pas son âge, sans doute le résultat d'une vie saine
et équilibrée. Surf, sun & no drugs.
Je n'ai
pas le sentiment que le fait de vieillir me fasse voir la vie autrement.
Les évènements oui. Être passé par cette relation avec cette fille a
totalement bouleversé mes perspectives. Pour la première fois, j'avais
rencontré une personne avec laquelle j'avais envie que ça dure.
Inconsciemment, je pensais qu'elle était là pour toujours, qu'elle
faisait partie de ma vie à jamais. Pour la première fois j'avais envie
de me marier, j'avais même fait dessiner les alliances et même acheté
les pierres. L'aveu est sincère, presque touchant.
Étrange de
voir ce type qui fait chavirer le cœur de milliers de filles se
mortifier de la sorte.
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Nous
traversons le pont d'Iena. En remontant l'avenue des Nations Unies,
Chris confesse son amour de Paris et regrette de ne pas y venir plus
souvent. Question d'emploi du temps aujourd'hui, plus question d'argent
comme dans le temps.
L'argent ne me pose pas de
problème, je n'ai pas de gros besoins. Je ne suis pas dépensier. Je
n'ai pas besoin de la dernière voiture, je ne fréquente pas de Top
models, je ne vais pas dans les clubs, je n'ai pas d'accoutumance à
l'alcool ou à la drogue. L'argent que je gagne, je le mets à la banque
pour le jour où j'aurai moins de succès, où je me ferai virer par ma
maison de disques et où je devrai auto-produire mes disques et payer
mes musiciens. Tu vois, le fric n'a rien changé à ma vie. J'en suis
toujours à me prendre la tête avec une fille qui m'a quitté. Rien n'a
changé, rien. "Nothing's changed", c'est pas dans une
de ses chansons ça ? Poor Chris, beau comme une statue grecque, plein
aux as, champion de surf, musicien reconnu, acteur prometteur et pas une
greluche qui veut de lui comme père de ses enfants. Y'a pas d'justice.
"Forever blue", y'a de quoi, parole.
Act
III
Renault Espace V6 vert émeraude, Place du Trocadéro 15h45...
Heureusement,
Chris est aujourd'hui célèbre et ça doit lui procurer un semblant de
consolation.
C'est une célébrité très
relative. Mais il m'arrive que des gens me reconnaissent dans la rue,
C'est très sympathique, c'est juste pour dire "J'aime vos disques,
j'aime vos films"... Ça n'a rien à voir avec une célébrité dévorante.
C'est assez plaisant. J'aime bien les gens de toutes façons et
lorsqu'on vient me demander un autographe, je suis toujours flatté.
Conscient que ses quelques petits rôles au cinéma ("Married to
the mob", "Le silence des agneaux", "Fire walk with
me", "Little buddah") ont beaucoup fait pour sa popularité,
Isaak insiste sur le fait qu'il n'y a pas de séparation entre Chris
l'acteur et Chris le musicien :
Même type
vraiment. Je passe sans problème de l'une à l'autre des activités. En
fait, je n'ai pas tourné depuis longtemps parce je voulais totalement
me consacrer à "Forever blue". J'ai simplement joué un petit
rôle dans "Grace of my heart", une journée de tournage. Une
scène avec John Turturro. Il joue une espèce de Phil Spector et moi le
rôle d'un songwriter qui vient le voir. Super. Je brûle d'envie de
retourner devant la caméra. L'an prochain, je pense.
Nous
remontons l'avenue Raymond Poincaré, le seizième déroule sa géométrie
cossue et désespérante. Le play boy de Stockton rajuste le dos de sa
veste qui était en train de se froisser, lisse ses deux revers et
plante ses deux yeux bleus dans les miens. Trouble. L'animal est serein
vis à vis du septième art.
Ça
n'influence pas du tout le songwriter, parfois au détour d'une phrase,
il y a une référence au cinéma, une réplique, mais rien de plus. Je
ne suis pas influencé par ça. En revanche, j'ai été très marqué
par les collaborations avec Bertolucci et David Lynch. Ce sont des gens
que j'admire profondément parce que j'aimerais être capable de faire
ce qu'ils font. Bertolucci est un maître, une légende vivante. Lynch
n'a pas ce statut mais c'est sans doute la personne la plus douée que
j'ai rencontrée dans ma vie. Musique, art, peinture, photo... partout où
il met son nez, il fait des merveilles. Sais-tu qu'il est un ébéniste
de tout premier ordre ? Il vend même ses meubles. Une anecdote : un
jour sur un tournage, il a vu quelqu'un avec un paint gun. Il le lui a
emprunté. Il n'avait jamais touché une arme de sa vie. Dix minutes après,
il dégommait des cibles de la taille d'une épingle à trente mètres.
Jamais vu ça !
Ce sera le seul éclat de rire de l'ex-boxeur qui
explique ensuite qu'il aime le côté touche-à-tout chez un artiste.
Lui-même ne désespère pas en dehors de la musique et du cinéma être
bientôt en mesure de publier poèmes et nouvelles et aussi bandes
dessinées :
Ce sont des bandes humoristiques, des
trucs très courts. J'ai déjà une série de prête, ça s'appelle Bill
Circus, c'est l'histoire d'un petit gamin, un peu dingue, plein de
bonnes intentions, mais qui fait des trucs terribles, horribles. C'est
très noir, très sarcastique. Très drôle aussi. Je crois que ça
m'aide à décompresser. Etant donnée la morosité habituelle du
personnage, cette révélation d'Isaak s'éclatant en dessinant donne
presque envie de courir sur le champ lui acheter une boîte de Caran
d'Ache supplémentaire. Un peu comme on foncerait chez MacDo si un
anorexique vous demandait tout à trac un double cheese burger. Pendant
ce temps, parfaitement insensible à la psychanalyse qui se déroule sur
le siège arrière, la Renault Espace remonte la rue St Didier et
bifurque sur l'avenue Victor Hugo. Avant de s'immobiliser définitivement
devant l'hôtel du chanteur.
Epilog
Renault
Espace V6 vert émeraude, Hôtel Parc Victor Hugo, 16h.
Isaak détend ses jambes, se cale plus confortablement dans son siège
avant la dernière ligne droite de l'entretien. Il préfère rester dans
l'atmosphère un peu confinée de la voiture pour en terminer. Puisqu'on
en est à l'écriture, le premier roman, c'est pour quand ?
J'aime
beaucoup la littérature. Peut-être qu'un jour, je sauterai le pas du
roman de fiction. Pour l'instant, je ne me sens qu'un amateur au niveau
de l'écriture. Je manque de souffle sur la distance, je le sais. Et
puis écrire un roman, ça veut dire ne faire que ça pendant des mois;
et ça, je n'en suis pas encore capable. J'ai encore une âme de rocker
précise t-il dans un sourire. Comme s'il avait l'impression que nous en
doutions. Non, Chris, nous n'en doutons pas, rocker tu es, rocker tu
resteras. Comme tu resteras définitivement une émanation de San
Francisco. Une affirmation qui le fait sursauter.
C'est
surprenant que vous pensiez cela ici. En fait, si j'ai un endroit où je
puise mes racines, ce n'est pas San Francisco, c'est Stockton. Le centre
de la Californie, c'est très sec, très vieux, très chaud. C'est le un
endroit où j'ai plein de souvenirs, où chaque recoin, chaque maison,
signifie quelque chose. Ma famille a toujours habité là. Très
romantique comme endroit, le soir, l'été lorsqu'il fait encore tiède,
on se met sous le porche et on écoute les criquets.
Rocker
certes mais incorrigiblement nostalgique.
C'est
vrai, je suis nostalgique. C'est une constante de ma personnalité.
Toutes les fois que je retourne à Stockton par exemple, je me laisse
gagner par cette langueur que provoque la nostalgie du passé. Il y a
deux ans, la maison dans laquelle j'ai été élevé a brûlé entièrement.
Aujourd'hui, l'endroit n'est plus qu'un terrain vague avec un vieux
noyer. Lorsque je m'y suis rendu, je me suis approché de l'arbre. Il y
avait toujours ces morceaux bois que mon père avait cloué sur le tronc
pour que je puisse y monter quand j'étais gosse, ça m'a bouleversé de
voir ça...
Assis
à l'arrière d'une voiture, sur un trottoir de Paris en un mois de mai
pluvieux, l'évocation prend carrément un tour surréaliste. Un ange
passe. Finalement, on n'est pas si mal tous les deux à discuter sur une
banquette arrière de taxi. Nous en sommes presque à méditer sur la
vie qui s'écoule et le temps qui passe lorsqu'un manager énergique
vient mettre un terme sans ménagement à la bavette. Chris s'extrait de
la voiture comme un automate, me serre la main, bafouille quelques
civilités et tourne les talons. Le personnage public a repris le
dessus. Presque. Il fait quelques pas, se ravise et revient: Tu
connais Philippe Garnier ? J'acquiesce. On
me dit qu'il est en France en ce moment, tu sais où on peut le joindre
? Étonnante cette pensée pour le journaliste qui l'a découvert
il y a dix ans. Étonnante et touchante. Isaak a le sens de la fidélité
C'est bien. Forever yours too, Chris. Le moins qu'on puisse faire.
Yves Bongarçon
Photos : Claude Gassian
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