Les Inrockuptibles : Juin / juillet 1989 (n°17)

CHRIS ISAAK

S T 0 R Y

 

TROISIEME CHAPITRE

HEART SHAPED WORLD

L’étoffe des héros

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San Francisco, mai 89. La ville aux multiples collines est juchée sur un promontoire risqué, véritable appendice-terminus de la faille de San Andreas. L'épée de Damoclès de la Californie glisse en pente douce ou plonge en falaises abruptes vers les flots du Pacifique et de la San Pablo Bay. Ce soir-là, comme presque tous les soirs, il fait frais, le vent du large cingle la cité. Un crachin tenace vient glavioter sur le pare brise, le brouillard commence à envelopper les crêtes des ponts et des collines de sa chape cotonneuse. Quand l'Ouest américain prend des airs de Finistère, on fait un grand pas dans la bulle musicale de Chris Isaak, saisissant plus précisément la teneur climatique de son rock, l'importance qu'y prennent les éléments, quand les relations amoureuses sont en quasi-permanence fouettées d'averses et de courants d'air. Chris habite en haut du quartier des Avenues, sorte de village fantôme et désert, à quelques encablures de l'océan sur lequel il va surfer à l'occasion, histoire d'oublier le reste du monde. 

Quand j'arrive, il est en train de visionner une série de pubs télé des 50's, raccourci pétrifiant de l'esprit et de la conscience d'une Amérique qui n'existe plus. Chris regarde ça d'un air amusé, sans exprimer le moindre gramme de nostalgie, remarquant au passage qu'il n'y avait pas de Noirs dans les pubs, parce que la téloche était encore un luxe réservé aux WASP. Au rez-de-chaussée est installé le studio de répétition, petit écrin moquetté abritant quelques guitares vintage, reliques nacrées des 50's. Dans le salon du premier étage, une guitare mexicaine, un vieux juke-box dont le contenu n'est pas indiqué : Chris en presse les touches au hasard, certain d'aimer la sélection puisque c'est lui qui a garni le ventre de l'engin.

 

Son nouvel album est sur le point de sortir. "Heart shaped world" ou le monde selon Isaak.   Cette troisième  coupe de nectar se boit comme du velours, laissant encore aux coins des lèvres des amants l'écume amère du soupçon, du remords et de la jalousie : " Wicked game ", toujours.
Chris a les sourcils et la mèche blondis par la lumière océane et les salins du Pacifique. En jean et T-shirt  blanc laissant paraître ses muscles trapus d'ancien boxeur, il tient un peu du Brando de "Tramway Désir", version Nord : un Kowalski placide et sain d'esprit.

Depuis combien de temps vis-tu maintenant à San Francisco ?
Depuis huit ans. C'est proche de chez moi, Stockton, et c'était le seul endroit que je connaissais où l'on pouvait jouer de la musique live. Si Los Angeles avait été plus près, j'y serais allé. Aujourd'hui, j'adore San Francisco, mais avant d'y venir, je ne connaissais rien d'elle. San Francisco était pour moi une ville près de Los Angeles, où je pouvais travailler et payer un loyer. C'est vraiment agréable, la ville n'est pas trop grande, il y a l'océan...

Que l'on voit de ta fenêtre. Quand je suis arrivé, il y avait du vent, de la brume, il pleuvait un peu... Ça me rappelait ta musique. Souvent, ta musique me laisse une impression de pluie, je pensais que San Francisco et son climat t'influençaient...
J'imagine que oui. Maintenant, c'est probable. Quelquefois, on écrit en pensant à un endroit précis. Je pense parfois à l'Espagne, maintenant que j'y suis allé, et aux impressions que j'en garde. J'ai eu des visions très étranges pendant la tournée, parce que tu te réveilles dans des villes que tu ne connais pas, à cinq heures du matin à cause du décalage horaire, et tu regardes au-dehors... Etonnant. Je me souviens d'avoir marché dans Paris, je ne sais plus où c'était. J'avais ma tenue de scène, j'avais passé la nuit à discuter avec une fille qui ne parlait pas anglais, et moi je ne parle pas français... Une fille très smart, qui lisait des bouquins aux titres imprononçables, des piles de bouquins... Nous nous sommes bien entendus, nous avons parlé. J'avais désespérément besoin de parler à quelqu'un, elle aussi je crois. Alors on essayait. Et puis il s'est fait tard, il a fallu que je rentre, j'étais très en retard. J'ai marché jusqu'à l'hôtel, mes vêtements de scène sur moi, le long de rues pavées. Et je portais ce costume complètement délirant, avec les fleurs brodées qui brillaient... Quatre heures du matin, personne nulle part, sauf moi qui ne parle pas un mot de français et qui me dit que, cette fois, je me suis vraiment perdu...

Mais où est le manager ?
(Rires)... Je pensais "Tous ces gens sont français, ils ne savent pas d'où je viens et ça leur est égal, je ne peux pas leur parler... Si on devait naître quelque part, ce serait à Paris. C'est une ville superbe. De toutes celles que j'ai vues dans le monde, je pense que Paris est la plus belle, avec peut-être San Francisco... (éclats de rire)... C'est incroyable, ça: quelle que soit la ville où l'on est né, on est convaincu que c'est bien... Hey, je connais une histoire. Le Japonais dit au Français : "Nous voulons construire une usine Toyota en France, d'accord ? Nous vous donnerons beaucoup d'argent, nous en gagnerons aussi, okay ?" Nous, les Américains, nous dirions oui tout de suite, c'est le business. Mais les Français !... Le Français, lui, répond : "On est Français et on n'a besoin de personne ! Sortez d'ici ! On est moins bête que les Américains ! Nous sommes Français, argent ou pas, sortez de notre pays !" Il n'y a que les Français pour avoir cette attitude... Les Français se disputent tout le temps, entre eux, pour la politique, ils sont incroyables...

On t'a laissé, perdu dans Paris, à quatre heures du matin...
J'ai retrouvé mon chemin, finalement. On était dans un quartier de Paris, je ne sais pas précisément où, je sais seulement qu'il y avait dans la rue une bande de femmes, enfin d'hommes habillés en femmes, quoi...

Le Bois de Boulogne ? C'était près d'un grand parc ?
Non, du côté de l'endroit où nous jouions. C'était vraiment étrange...

Vers la Madeleine ? C'était des prostituées ?
Je crois, oui, en tout cas, tous les mecs dans le van se marraient. Une des filles, enfin l'un d'entre eux, s'est approché du van et a dit "Pas fille, moi sexy boy..." (rires)...

Tu as dit que tu voulais que chacun de tes disques conserve la même vision, garde le même style. Que tu n'aimerais faire que peu de changements à la fois, procéder par étapes. Quelle est l'étape de ce nouvel album ?
Les arrangements, je pense, sont un peu différents. J'ai mis des cuivres, sur quelques morceaux. L'un des deux est un morceau très calme, avec de la trompette... Si Chet Baker avait encore été vivant, je l'aurais pris. Je lui aurais demandé, je crois savoir qu'il l'aurait fait. C'est que j'ai travaillé avec Chet Baker, avant. Tu n'as jamais entendu ce morceau, avec Chet et moi ? (Il se lève pour chercher une cassette : c'est une superbe ballade classique, où s'entrecroisent leurs deux voix.) Nous avons joué ensemble dans "Let's get lost", le film qu'il a tourné peu avant sa mort avec Bruce Weber... (Il se rassoit.) Je ne sais pas vraiment ce qui est arrivé à ce morceau, il n'a pas été sorti.

Tu connaissais bien Chet Baker ?

Pas très bien, non, mais assez pour lui rendre visite et discuter avec lui, c'était drôle. C'était quelqu'un, vraiment... Un jour, je lui ai demandé un autographe et il a signé "Yeah, Chet Baker", c'est tout. Tu peux être certain que depuis, c'est comme ça que je signe mes autographes ! Il y avait de la crainte dans ses yeux, une expression d'effroi. Et je me suis toujours senti proche de ceux qui ont l'air d'avoir peur.

Sa disparition t'a beaucoup affecté ?

Beaucoup, oui, je me suis senti frustré. S'il avait été plus cohérent dans son style de vie, il aurait vécu plus longtemps peut-être, il serait allé un peu plus loin.

La drogue l'avait bien détruit.

Oui, il paraît. Il en avait marre, je crois. Qui peut savoir? Sans la drogue, il n'aurait peut-être jamais joué comme il jouait, peut-être qu'il fallait toute cette souffrance pour qu'il sorte ce son... Après sa mort, j'ai ressenti de la frustration. Après celle de Roy Orbison, je me suis senti très triste. J'étais triste pour Chet aussi, bien sûr, mais je crois que Roy, lui, faisait vraiment ce qu'il pouvait. Son histoire le poursuivait, il travaillait dur. Il travaillait beaucoup, mais cela ne semblait pas le rendre très heureux...

C'est l'ultime tragédie de sa vie, la toute dernière ironie : il est mort alors qu'il était en train de revenir avec brio sur le devant de la scène...
C'est très étrange, pour moi, vraiment. Je rencontre ces types... Je fais la connaissance de Chet Baker, je travaille avec lui, on s'entend bien... Je sentais qu'on avait des points communs, que c'était un type avec qui j'aurais fini par m'engueuler... Tu vois ce que je veux dire ? Avec Roy Orbison, je me sentais bien aussi, vraiment. La relation était possible, elle se serait créée. Quelquefois, il arrive qu'on rencontre des gens qui sont célèbres, mais c'est tout ce qu'ils sont...


Mais si un lien s'installe...

Roy Orbison était un type charmant, tout le monde le dit et c'est vrai. Il était tellement gentil que c'en était incroyable. Gentil, c'est en général un mot qu'on utilise pour casser quelqu'un, "c'est un gentil garçon, il est gentil". Mais dans le cas de Roy, c'était plus qu'élogieux. Beaucoup de classe. Et il en faut, de la classe, pour être une légende vivante.

Tiens, un exemple, légendaire : je faisais sa première partie, nous étions tous backstage et Roy discutait avec les roadies qui étaient avec moi, il les connaissait tous. J'en ai parlé avec eux un peu plus tard. Ils m'ont raconté qu'ils avaient fait un show avec Roy deux mois auparavant et qu'il se souvenait d'eux, qu'il prenait des nouvelles... Il se rappelait tous les noms. C'est important pour les gens de rencontrer quelqu'un comme lui, qui se souvient de leur nom, qui se souvient de vous... J'oublie souvent les noms, j'offense peut-être Dieu... J'ai toujours été très mauvais, sans mémoire. J'espère que le fait d'oublier ne signifie rien de grave... Les gens se sentent insultés. Personnellement, je ne me vexe pas quand on m'appelle Craig, au contraire, je réponds. Quand on m'appelle Joe, je réponds aussi (rires)...


Tu disais te sentir proche de Chet Baker et de Roy Orbison. Ce qui n'est pas surprenant, dans la mesure où des liens évidents existaient entre vos musiques, avant que les rencontres aient lieu...
Leur travail m'a influencé, mais, bon... Chet Baker était réellement un grand musicien et cela nous sépare, cela le met à part. Ses capacités de trompettiste étaient incroyables, il jouait de son instrument de façon stupéfiante. C'était un bon vocaliste, mais surtout un trompettiste extraordinaire, sa façon de jouer était extraordinaire. La raison pour laquelle il était numéro un est qu'il était le meilleur. J'étais allé le voir pendant qu'il enregistrait. Après avoir joué, il a jeté un coup d'œil dans le studio en disant "Vous avez entendu ça ?" Les gens étaient ravis... Pour moi, la trompette n'a jamais été un instrument dont j'aurais pu jouer, qui m'inspirait... Mais quand on l'entendait jouer, il donnait envie d'attraper une trompette et de lâcher la guitare.


C'est l'approche de la musique que vous aviez en commun, cette approche coulée et languide...
On partageait la même vision des choses, une vue sur le monde. Je crois que Roy Orbison était un véritable song-writer, d'un niveau tel que je ne pourrai jamais l'égaler. Peu de gens le peuvent, ça me console. Tu sais qu'il était drôle... Un jour, je lui ai dit à quel point j'aimais ses chansons. Certaines étaient même si bien que je voulais savoir s'il y avait un moyen d'atteindre cette qualité, s'il avait un truc à me donner... Il le savait, il savait parfaitement que c'était des chansons géniales et il m'a répondu "Eh bien, c'est presque comme si quelqu'un m'y avait aidé..." Car elles se sont écrites toutes seules, d'elles-mêmes. Son ego n'avait pas enflé pour autant, il pensait plutôt "J'ai eu de la chance, ce sont de bonnes chansons. " Il disait qu'une main l'avait guidé, qu'il était seulement chanceux d'avoir été choisi par Dieu... Une fois d'accord, mais pas sept, huit, neuf fois consécutives...
Un jour, il faisait ce show dans un vignoble pas loin de San Francisco, et nous ouvrions pour lui. L'atmosphère était assez champêtre et polie, le publie tranquillement assis, la scène installée au beau milieu des plantes, du lierre et de la vigne... Là-dessus, Roy se pointe sans un mot et se met à chanter: (en fredonnant) "Your baby doesn't love you anymore, talaladadam..." Oh, boy! Moi, je suis du genre beau parleur, mais si j'avais sa voix et ses chansons, je crois bien que je me tairais. Lui n'a pas besoin de l'ouvrir ou de bouger: quand il est sur scène, il chante, immobile, et dit juste "Bonsoir et merci." Son dernier album est un sacrément bon travail. Si je suis capable de faire un aussi bon boulot quand j'en serai à ce stade de ma carrière, je serai fier. Du bon travail, vraiment. Même aujourd'hui, je serais ravi d'en faire autant, ce n'est pas ma carrière qui s'en plaindrait...

Tu n'es pas satisfait de tes trois albums ?
En partie, si. Ici et là, oui, j'aime bien, mais je suis toujours un peu frustré par mon propre travail. Les gens jugent quelqu'un sur ce qu'il a fait, alors qu'on se juge soi-même d'après ce qu'on a l'intention de faire, d'après ce qu'on espère faire... Je me sens toujours capable de faire mieux, j'essaie de me le prouver. Et je me sens frustré quand j'entends ce qui ne va pas dans ce que je viens de faire. Je sens bien que ce n'est pas exactement ce que je voulais. Il me faut du temps pour mettre mon travail en perspective. C'est pareil pour ce nouvel album : maintenant qu'il est terminé, je l'entendrai probablement en play-back dans les émissions de télé ou dans les soirées pour sa sortie, mais je n'écoute quasiment jamais ce que j'ai fait. Je ne réécoute jamais mes disques.

Même "Silvertone", quatre ans après qu'il soit sorti ?
J'ai réécouté celui-là, mais parce que quelqu'un me l'avait offert en compact. Je préfère écouter la musique des autres plutôt que la mienne. Quand je suis d'humeur à écouter de la musique, c'est le disque d'un autre. Ou alors, j'attrape ma guitare et je compose un nouveau morceau.

Lorsque ton album sort, pour toi il n'existe déjà plus, il est mort ?
Je dirais plutôt que la sortie m'amuse, m'excite. J'espère, je me demande si les gens vont aimer, je suis très intéressé par les commentaires. Mais personnellement, je suis déjà en train de penser au quatrième album, c'est nécessaire. Les bandes que tu vois là, par terre, sont des morceaux que je voudrais mettre sur le prochain. J'essaie de travailler davantage. Etant paresseux de nature, ce n'est pas toujours facile. Mais je bosse, pour qu'il sorte plus tôt. Tout prend beaucoup de temps, et je voudrais tout faire pour le sortir dans un an. Pour que le prochain se fasse dans la foulée...

D'autres auteurs ou chanteurs, au contraire, craindraient de subir la pression de leur maison de disques et de devoir sortir un album par an, avec le risque de manquer de matériel, de chansons... 
Je comprends ça. J'aime sortir un album par an, mais je ne me sens pas tenu d'en écrire tous les morceaux. Jusque-là, il n'y a que deux chansons qui ne soient pas les miennes. C'est en partie parce que si je n'enregistre pas mes chansons, personne d'autre ne le fera... Il faut que je les sorte. Mais si j'ai un concert de deux heures... Tellement de gens ont écrit des chansons meilleures que tout ce je n'ai jamais écrit.

Tu me parlais tout à l'heure du manque d'argent. Ta maison de disques exerce-t-elle des pressions ?
La France est la raison probable pour laquelle je continue à faire des disques... Le marché français compte, il compte beaucoup pour moi... Et sans son enthousiasme, je ne serais pas certain que mes disques sont écoutés... Le marché ici est en train d'évoluer. En Californie, et probablement partout aux Etats-Unis, on commence à savoir qui nous sommes. Nous restons underground, évidemment, nous ne sommes ni Madonna, ni Prince, mais les gens savent à peu près quelle musique je fais. C'est bien de savoir qu'on écoute mes disques, avec le mal que je me donne pour les faire... Mais, de toute façon, il faut que je les fasse. (.../...)

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